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Ainsi en fut-il du . bienheureux Paul, tout en vivant au milieu des villes, il se tenait aussi éloigné des choses présentes, que nous des cadavres des morts. Car lorsqu'il dit: Le monde est crucifié pour moi (Galat. VI. 14.), il entend parler de cette insensibilité dans laquelle il est vis-à-vis du monde, ou plutôt il parle encore d'une autre, car cette espèce de crucifiement et de mort est double en lui. Il ne dit pas seulement : Le monde est crucifié pour moi; mais il ajoute. : Et moi je suis crucifié pour le monde; et en ajoutant ces paroles, il nous a révélé une autre espèce de détachement et de mort.
C'est assurément une grande sagesse que de regarder comme mort le monde présent; mais c'est une sagesse bien plus grande et plus élevée de se regarder et de se tenir soi-même comme mort au monde. Voici donc ce que le grand Paul a voulu dire : il a déclaré qu'il était détaché des choses présentes non pas seulement autant que les vivants le sont des morts, mais autant que les morts le sont les uns des autres. Quoiqu'un vivant n'ait plus d'inclination pour un cadavre, toutefois il éprouve à l'égard du défunt certaines impressions, conçoit certains sentiments, soit qu'il admire encore la beauté de cette victime de la mort, soit qu'il lui donne ses regrets et ses larmes. Rien de semblable entre un mort et un autre mort. Saint Paul donc voulant émettre cette pensée, après avoir dit : Le monde est crucifié pour moi ; il a ajouté : Et moi je suis crucifié pour le monde. Vois-tu, ô homme, combien le grand Apôtre était détaché de la terre , et comment , quoique voyageur sur cette terre, il avait pris son vol jusqu'au plus haut des cieux !
Non, non, mon cher ami, ne me parle plus de cimes élevées, ni d'épaisses forêts, ni de vallées profondes, ni de solitude inaccessible; rien de tout cela n'est capable par soi-même de chasser de l'âme le bruit qui la trouble : ce qu'il faut à mon coeur, c'est cette flamme céleste que le Christ a allumée dans l'âme de Paul, et que notre bienheureux alimenta au moyen de la contemplation, et qu'il éleva si haut qu'après avoir pris naissance ici-bas sur la terre, elle s'est élancée jusqu'au delà du ciel des cieux. Saint Paul, nous le savons, a été ravi lui-même jusqu'au troisième ciel; mais son amour pour Jésus-Christ, mais le feu de sa charité pour le divin Maître s'est élevé plus haut encore par delà tous les cieux. Saint Paul, nous le savons encore, était petit de corps; et, sous ce rapport, il n'avait rien de plus que nous : mais par la disposition du coeur, il a dépassé et laissé bien loin derrière lui les autres hommes. Et voilà pourquoi on aurait raison de représenter la charité de ce saint, par exemple, sous l'image d'une flamme qui, après avoir embrasé premièrement toute la surface du globe, s'élèverait bientôt de tous côtés dans les airs et atteindrait la voûte céleste; qui ensuite, venant à parcourir la région supérieure, mettrait en feu l'espace compris entre ces deux premiers cieux , et qui enfin, n'arrêtant point là sa course, s'élancerait rapidement jusqu'au troisième ciel, pour changer ainsi tout en un vaste embrasement, égalant en largeur toute la surface de la terre , et en hauteur tout ce qu'il y a d'espace depuis le troisième ciel jusqu'à nous. Et encore tout cela n'exprime pas suffisamment son amour pour Jésus-Christ. On verra qu'il n'y a rien d'exagéré dans ce que je dis, si l'on veut lire attentivement ce que j'ai écrit à Démétrius sur ce sujet. Eh bien ! oui, c'est ainsi qu'il nous faut aimer Jésus-Christ; c'est ainsi qu'il faut renoncer au monde.
Telles étaient aussi les âmes des saints prophètes : voilà pourquoi ils ont reçu des yeux pour percer dans l'avenir. Ces grands saints mettaient tous leurs soins à fermer leurs yeux aux choses présentes; et Dieu, par sa grâce, leur ouvrait d'autres yeux, au moyen desquels ils voyaient les choses futures. Tel fut Elisée qui, après s'être détaché entièrement de tout, et être devenu amoureux du royaume céleste, n'ayant plus désormais que du mépris pour toutes les choses d'ici-bas, telles que royauté, puissance, gloire, honneurs, admiration des hommes, vit alors ce qu'aucun autre n'avait jamais vu , je veux dire une montagne tout entière couverte de chevaux de feu, de soldats de feu et de chars de feu.
Non, jamais celui qui fait état des choses présentes ne méritera de contempler les splendeurs du siècle futur; tandis qu'au contraire celui qui n'a que du dédain pour les choses de la terre, ne les estimant que ce qu'elles sont, c'est-à-dire une ombre et un songe, celui-là bien vite découvrira le précieux trésor des biens spirituels et invisibles.
Cette conduite de Dieu envers nous est aussi celle que nous tenons à l'égard de nos enfants? Quand est-ce que nous leur confions les richesses qui conviennent à des hommes? C'est sans doute lorsque nous voyons qu'ils sont devenus hommes eux-mêmes, et qu'ils méprisent tous les amusements de l'enfance. Mais , tant qu'ils paraissent charmés des jeux accoutumés de l'enfance, nous les jugeons indignes de l'héritage parternel.
Non, encore une fois, une âme qui ne se sera pas exercée au mépris de toutes les vanités de cette vie, ne soupirera jamais après les réalités du ciel; comme aussi une âme qui soupire après les biens du ciel, ne pourra que se rire de toutes les vanités de ce monde. Et c'est là ce que disait aussi le bienheureux Paul. Car, encore que les paroles suivantes : L'homme charnel ne- comprend pas les choses de Dieu (I Cor. II, 14), aient été dites des dogmes, toutefois il est à propos de les entendre aussi soit des moeurs , soit des dons de l'Esprit.
