3.
Cherchons donc, comme je l'ai dit, la solitude : non pas seulement la solitude des lieux , mais aussi celle du coeur; et avant tout conduisons notre âme dans la région du silence et du recueillement. Ah ! c'est grâce à cet esprit de recueillement que le bienheureux David lui-même, tout en demeurant dans le siècle, tout en gouvernant un royaume, tout environné qu'il était de mille soucis, aimait cependant le Christ plus ardemment que ceux qui habitent les déserts. Effectivement, que de larmes répandues ! que de gémissements et de soupirs poussés tant la nuit que le jour ! Non, je ne sais si, parmi les chrétiens de notre âge, il s'en trouverait quelque part un ou deux, et même un seul, renouvelant un pareil spectacle ! Car ici, ce qui mérite d'être considéré, ce n'est pas tant l'abondance des larmes répandues que la qualité de celui qui les versait.
En effet, autre chose est qu'un homme revêtu d'une dignité si grande, révéré de tous, et n'ayant aucun censeur de ses actions, s'humilie néanmoins , s'abaisse profondément, macère son corps ; et autre chose , que quelqu'un qui est privé de tout cela en fasse autant. Une foule d'occasions portent un roi à se dissiper, à se répandre au dehors , et l'empêchent de se recueillir en lui-même. Les délices au milieu desquelles il vit chaque jour, l'énervent et l'amollissent; le pouvoir l'enfle et le rend arrogant; le désir de la gloire le consume, l'amour charnel le brûle et le dévore; double passion, qui prend naissance du pouvoir, et s'entretient par les délices. Ajoutez encore cette multitude de soucis sans nombre qui l'agitent de toutes parts et troublent son âme non moins que les passions. Comment la componction pourrait-elle trouver accès dans une âme dont les abords sont encombrés de tant d'obstacles? Puisque ce n'est pas sans peine qu'une âme, libre d'ailleurs de tous ces empêchements, pourra porter ce beau fruit de la contemplation : bienheureuse si elle y parvient !
Un particulier est exempt de toutes ces agitations , à moins qu'il ne soit tout à fait perverti : c'est pourquoi il aura moins de difficulté pour parvenir à la contemplation, que celui qui est revêtu du pouvoir et de l'autorité et qui reçoit les hommages de tous. De même qu'il est difficile, ou plutôt impossible d'allier ensemble le feu et l'eau, de même, selon moi, l'est-il, d'accorder la volupté avec la componction; ce sont là deux choses contraires, qui s'excluent et se détruisent réciproquement. L'une est la mère des larmes et de la sobriété; l'autre, du rire et de l'intempérance. L'une rend l'âme légère et lui donne des ailes; l'autre la rend plus lourde et plus pesante qu'une masse de plomb.
Ce n'est pas tout encore, ce n'est pas même ce qu'il y a de plus important ; David vivait dans des temps qui n'exigeaient rien de bien relevé pour la perfection de la vie , tandis que nous, nous avons à combattre, nous nous trouvons sur le champ de bataille, dans un temps où le rire lui-même, aussi bien que les autres fautes, est soumis à de grands châtiments, et où les larmes et la souffrance sont partout préconisées.
Eh bien ! l'heureux monarque, surmontant tous ces obstacles, s'adonna à la pratique de cette vertu avec autant d'ardeur que s'il eût été un homme du commun, et qu'il n'eût jamais vu, pas même en songe, ni la royauté, ni les splendeurs qui l'accompagnent. Revêtu de la pourpre, le front ceint du diadème, assis sur le trône, il donna le spectacle d'une componction pareille à celle du solitaire qui vit dans les déserts, revêtu du cilice, et n'ayant pour couche que la poussière et la cendre. Quand cette précieuse vertu fait véritablement son entrée dans une âme , elle lui communique une force semblable à celle du feu dans les épines. Que la componction trouve cette âme en proie à mille maux, et toute chargée des liens de l'iniquité, qu'elle la trouve toute consumée du feu des passions, et tout étourdie par le fracas des affaires séculières, bien vite, comme d'un violent coup de fouet, elle aura expulsé toutes ces misères de la vie, et en aura purgé entièrement cette âme. Et de même qu'une poussière légère ne tiendra jamais devant le souffle d'un vent impétueux; de même aussi, quand la componction aura pris possession d'un coeur, les passions, si nombreuses qu'elles soient, ne pourront lui résister; mais elles s'évanouiront et disparaîtront plus vite que cette fumée et cette poussière que le vent emporte. Car si l'amour des corps maîtrise tellement l'âme qu'il l'arrache à tout le reste, pour la rendre l'esclave des volontés de la personne aimée, que ne fera pas l'amour du Christ, et la crainte d'en être séparé? Ce sont ces deux sentiments d'amour et de frayeur qui agitaient l'âme du Prophète, et qui l'agitaient fortement, quand il disait d'une part : Comme le cerf altéré soupire après la source des eaux, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu (Ps. XLI, 1); et encore : Mon âme est en votre présence comme une terre sans eau; et encore : Mon âme s'est collée à vous; et quand il disait, d'autre part : Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur, et ne me châtiez pas dans votre colère. (Ps. CXLII, 6; LXII, 9; VI, 2.)
