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Vous mie demandez comment on peut devenir parfait, et de quelle manière doit vivre aine veuve qui n'a point d'enfants.
C'est la question qu'un docteur de la loi faisait à Jésus-Christ : « Maître, » lui disait-il, « que faut-il que je fasse pour acquérir la vie éternelle ? »Le Seigneur lui répondit: « Savez-vous les commandements? » — «Quels commandements? » lui répliqua le docteur. Jésus lui dit « Vous ne tuerez point; vous ne commettrez point d'adultère; vous ne déroberez point; vous ne rendrez point de faux témoignage. Honorez votre père et votre mère, et aimez votre prochain comme vous-même. » Ce docteur lui ayant répondu: « J'ai gardé tous ces commandements dès ma jeunesse, » Jésus-Christ ajouta : « Il vous manque encore une chose : si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres; puis venez et me suivez. »
Pour répondre donc, madame, à la question que vous me proposez, je me servirai des propres paroles de Jésus-Christ. Si vous voulez être parfaite, porter votre croix, suivre le Sauveur et imiter saint Pierre qui disait: « Vous voyez, Seigneur, que nous avons tout quitté pour vous suivre,» allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres et suivez le Sauveur. Jésus-Christ ne dit pas : Donnez-le à vos enfants, à vos frères, à vos parents, auxquels, quand même vous en auriez, vous seriez toujours obligée de préférer le Seigneur; mais, «Donnez-le aux pauvres, » ou plutôt à Jésus-Christ, que vous secourez en la personne des pauvres; lequel, étant riche, s'est fait pauvre pour l'amour de nous, et qui dit dans le psaume trente-neuvième : «Pour moi, je suis pauvre et dans l'indigence, et le Seigneur prend soin de moi. » Aussi est-ce de, lui qu'il est écrit dès le commencement du psaume suivant: «Heureux celui qui est attentif aux besoins du pauvre et de l'indigent.» Cette attention est nécessaire afin de pouvoir discerner ceux qui sont vraiment pauvres; car on ne doit point mettre de ce nombre ceux qui, couverts de haillons et vivant dans l'indigence, ne laissent pas de vivre en même temps dans le crime et le désordre. Les véritables pauvres sont ceux dont parle l'apôtre saint Paul lorsqu'il dit : « Ils nous recommandèrent seulement de nous ressouvenir des pauvres. » C'était pour le soulagement de ces pauvres que saint Paul et saint Barnabé avaient soin de faire recueillir les aumônes, le premier jour de la semaine, dans les assemblées des gentils convertis à la foi, et qu'ils prenaient la peine eux-mêmes, sans vouloir s'en décharger sur d'autres, de porter à ceux qui avaient été dépouillés de leurs biens pour Jésus-Christ, qui souffraient la persécution, et qui avaient dit à leur père et à leur mère, à leur femme et à leurs enfants : « Nous ne vous connaissons point.» Ce sont ces véritables pauvres qui ont accompli la volonté du Père céleste et dont le Sauveur a dit : « Ceux-là sont ma mère et mes frères qui font la volonté de mon Père. »
Je ne prétends point par là empêcher qu'on ne fasse l'aumône aux Juifs, aux gentils et à tous les autres pauvres, de quelque nation qu'ils soient ; mais l'on doit toujours préférer les chrétiens aux infidèles, et parmi les chrétiens mêmes, l'on doit mettre une grande différence entre un pauvre dont la vie est pure et les moeurs innocentes, et celui qui mène une vie corrompue et déréglée. De là vient que l'apôtre saint Paul, exhortant les fidèles dans la plupart de ses épîtres à faire la charité à tous les pauvres, leur recommande de l'exercer principalement envers ceux qu'une mène foi a rendus domestiques du Seigneur, c'est-à-dire : qui nous sont unis par les liens d'une même religion, et qui ne rompent point une union si sainte par le dérèglement et la corruption de leurs mœurs. Si saint Paul nous commande de donner à manger à nos ennemis lorsqu'ils ont faim, de leur donner à boire lorsqu'ils ont soif, et d'amasser par là des charbons de feu sur leur tète , combien plus sommes-nous obligés de nous acquitter de ces devoirs de charité envers ceux qui ne sont point nos ennemis et qui font profession d'une vie sainte et chrétienne? Au reste il faut prendre en bonne part et non pas dans un mauvais sens ce que dit l'Apôtre : « En agissant de la sorte, vous amasserez des charbons de feu sur sa tête. » Il veut dire par là qu'en faisant du bien à nos ennemis nous surmontons par ces manières honnêtes et obligeantes leur malice et leur haine, nous amollissons la dureté de leur coeur, nous en bannissons l'aigreur et la passion pour y faire place à l'amitié et à la tendresse, et nous amassons ainsi sur leur tête ces « charbons » dont il est écrit : « Une main puissante lance des flèches très pointues avec des charbons dévorants.» Car, de même que ce Séraphin dont parle Isaïe purifia les lèvres de ce prophète avec un charbon de feu qu'il avait pris sur l'autel, ainsi nous purifions par notre charité les péchés de nos ennemis, surmontant le mal par le bien, bénissant ceux qui nous maudissent , et imitant notre Père céleste qui «fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et fait pleuvoir sur les justes et sur les pécheurs. » Comme donc vous n'avez point d'enfants, « employez les richesses injustes à vous faire plusieurs amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels. » Ce n'est pas sans raison que l'Evangile appelle les biens de la terre « des richesses injustes, » car elles n'ont point d'autre source que l'injustice des hommes, et les uns ne peuvent les posséder que par la perte et la ruine des autres. Aussi dit-on communément, ce (lui me parait très véritable, que ceux qui possèdent de grands biens ne sont riches que par leur propre injustice, ou par celle de ceux dont ils sont les héritiers.
