CHAPITRE III. Sainte Fabiola vend tout son bien pour l'employer à assister les pauvres. Ses incroyables charités.
Je me suis longtemps arrêté à sa pénitence comme en un lieu fâcheux et difficile, afin de ne rencontrer plus rien qui m'arrête lorsque j'entrerai dans un champ aussi grand qu'est celui des louanges qu'elle mérite. Etant reçue dans la communion des fidèles à la vue de toute l'église , son bonheur présent ne lui fit point oublier ses afflictions passées, et après avoir l'ait une fois naufrage elle ne voulut plus se mettre au hasard de tomber dans les périls d'une nouvelle navigation, trais elle vendit tout son patrimoine, qui était très grand et proportionne à sa naissance, et en destina tout l'argent à assister les pauvres dans leurs besoins, ayant été la première qui établit un hôpital pour y rassembler les malades abandonnés, et soulager tant de malheureux consumés de langueur et accablés de nécessité.
Représenterai-je ici sur ce sujet les divers maux qu'on voit arriver aux hommes? des nez coupés, des yeux crevés, des pieds à demi brûlés, des mains livides, des ventres enflés, des cuisses desséchées, des jambes bouffies, et des fourmilières de vers sortir d'une chair à demi mangée et toute pourrie. Combien a-t-elle elle-même porté sur ses épaules de personnes toutes couvertes de crasse et languissantes de jaunisse! combien de fois a-t-elle lavé des plaies qui jetaient une humeur si puante que nul autre n'eût pu seulement les regarder! Elle donnait de ses propres mains à manger aux pauvres, et faisait prendre de petites cuillerées de nourriture aux malades.
Je sais qu'il y a plusieurs personnes riches et fort dévotes qui, ne pouvant voir de tels objets sans soulèvement de coeur, se contentent d'exercer par le ministère d'autrui semblables actions de miséricorde, et qui font ainsi avec leur argent des charités qu'elles ne peuvent faire avec leurs mains : certes je ne les blâme pas, et serais bien fâché d'interpréter à infidélité cette délicatesse de leur naturel, mais, comme je pardonne à leur infirmité, je puis bien aussi par mes louanges élever jusque dans le ciel cette ardeur et ce zèle d'une âme parfaite, puisque c'est l'effet d'une grande foi de surmonter toutes ces peines. Je sais de quelle sorte, par un juste châtiment, l'âme superbe de ce riche vêtu de pourpre fut condamnée pour n'avoir pas traité le Lazare comme il devait. Ce pauvre que nous méprisons , que nous ne daignons pas regarder et dont la vue nous fait mal au coeur est semblable à nous, est formé du même limon, est composé des mêmes éléments, et nous pouvons souffrir tout de qu'il souffre: considérons donc ses maux comme si c'étaient les nôtres propres, et alors toute cette dureté que nous avons pour lui sera amollie par ces sentiments si favorables que nous avons toujours pour nous-mêmes.
Quand Dieu m'aurait donné cent bouches et cent voix,
Quand je ferais mouvoir cent langues à la fois,
Je ne pourrais nommer tous les maux déplorables
Qui tourmentaient les corps de tant de misérables, maux que Fabiola changea en de si grands soulagements que plusieurs pauvres qui étaient sains enviaient la condition de ces malades; mais elle n'usa pas d'une moindre charité envers les ecclésiastiques, les solitaires et les vierges. Quel monastère n'a point été secouru par ses bienfaits? quels pauvres nus ou retenus continuellement dans le lit par leurs maladies n'ont point été revêtus et couverts par les largesses de Fabiola? et à quel besoin ne s'est pas porté avec une promptitude incroyable le plaisir qu'elle prenait à bien faire, qui était tel que Rome se trouva trop petite pour recevoir tous les effets de sa charité?
